Ce livre d'une petite centaine de pages m'a beaucoup émue. Il parle du père d'Annie Ernaux et de classes sociales. L'autrice revient délicatement sur le décès de son père. Elle raconte son père agriculteur, ouvrier, puis commerçant, et la fracture entre eux. Une facture de condition sociale, elle qui a étudié les lettres et qui a "glissé" dans un autre monde...
"Papa", ces 4 lettres ont tellement de valeur pour un enfant. Les écrivains reviennent souvent sur leur relation avec leur père ou leur mère, mais aussi sur le décès de leurs parents. Une déchirure, une fracture, un déséquilibre. Annie Ernaux raconte son père dans son livre "La place" rédigé entre novembre 1982 et juin 1983. Un peu comme l'a fait Gisèle Halimi dans Le lait de l'oranger, pour ne citer qu'elle... Des récits qui racontent ces hommes qui ont été des piliers, des repères, parfois imparfaits, mais présents. Car il est dur de se construire sans un père et ils sont trop nombreux, ces pères absents.
Pourquoi est-il intéressant de lire le livre La place d'Annie Ernaux ?
Il est toujours intéressant de découvrir un auteur. Annie Ernaux a reçu le Prix Nobel de littérature 2022 pour son travail sur la condition féminine et la mémoire notamment. Elle donne aussi une voix à différentes classes sociales.
Dans La Place d'Annie Ernaux, l'autrice décrit des mondes différents qui cohabitent à peine, entre la bourgeoisie et les classes populaires. Entre l'ouvrier et sa fille agrégée. Un monde se dresse entre eux. Comme si chaque chose, chaque personne avait une place assignée, d'où le titre peut-être et qu'ils ne faisaient plus partie du même monde.
Ce qui interpelle dans ce livre, c'est à la fois la tendresse que porte Annie Ernaux à son père, et cette forme de gêne par rapport à ses origines. Elle qui étudiait encore quand d'autres jeunes filles de son âge travaillaient déjà... Comme si c'était un luxe d'étudier dans ce milieu social, du moins, c'est ce qu'elle explique.
Dans le même temps, elle évoque le décès de son père, sans emphase. Et souligne, à demi-mot, l'étrangeté de perdre son père. Comme si ce n'était pas possible, que son père meurt un jour, si vite. Comme si cette possibilité n'était pas envisageable, avant sa mort. Après sa mort, elle écrit avoir vécu la scène comme une "période blanche, sans pensées."
L'épigraphe est intéressante. Ecrire serait un recours lorsque l'on a trahi. En changeant de place, en quittant leur monde, Annie Ernaux, aurait-elle trahi les siens ? Raison pour laquelle, pendant des mois, au lieu d'un roman, elle a écrit un récit sur son père et interrogé sa mémoire, sans rien inventé. S'appuyant sur des photos, sur des souvenirs, que l'on sait être parfois trompeurs...
Elle nous raconte ce qui s'est cassé entre elle et sa famille, avec ses parents qui ne voulaient pas lui faire honte. Elle parle d'un "amour séparé". Car il y avait de l'amour. Mais séparé entre deux mondes. Un amour coupé en deux, comme une poire. Contrairement à Marc Pautrel dans son livre "Un merveilleux souvenir" qui s'étend sur la douleur d'une rupture familiale, Annie Ernaux évoque ici un éloignement, aussi géographique qu'émotionnel... Car parfois, on s'éloigne, sans trop le savoir de sa famille, vers son avenir. On évolue, on casse un plafond de verre, et petit à petit, tout se désaccorde. La langue, les références, et l'amour est là, mais séparé.
Ces citations choisies du livre d'Annie Ernaux
"Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme l'amour séparé."
"La guerre a secoué le temps."
"On ne savait pas se parler entre nous autrement que d'une manière râleuse."
"Je croyais toujours avoir raison parce qu'il ne savait pas discuter."
"J'écris peut-être parce qu'on n'avait plus rien à se dire."
"J'ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor."
"La mémoire résiste."
"J'ai fini de mettre à jour l'héritage que j'ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j'y suis entrée."
"Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné."